Le 'hasard, c'est l'imprévisibilité des évènements soumis à la seule loi des probabilités.
Le calcul des dites probabilités tel qu'on l'enseigne au cours des études aboutit à des formules où on fait entrer un certain nombre de paramètres et pour peu qu'ils soient nombreux et variés, le résultat est proprement extravagant.
Pour en avoir une idée, on peut citer le cas de joueurs de bridge, disposant de cinquante-deux cartes, et qui, s'ils jouaient une partie par quart d'heure, sans jamais s'interrompre pour les repas et le sommeil ne retrouveraient le même jeu dans les quatre mains qu'au bout de quarante-neuf ans I
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La vie se joue bien du calcul des probabilités. Quel chance y-a-t-il pour que deux êtres se rencontrent dans une circonstance particulière ?
L'aventure vécue et décrite ci-dessous y apportera un singulier éclairage.
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J'étais prisonnier dans un camp de Malzéville, un faubourg de Nancy où j'avais rejoint mon frère Etienne, le vingt-six juin, nous étions en 1940 et la défaite pesait lourdement sur nos consciences. Il était au 2ème RIC et les officiers de son régiment en formaient le gros des effectifs. J'avais dû quitter, pour la circonstance, le lycée Poincaré en centre ville où j'avais été amené la veille. Nous avions pu communiquer à nos familles notre sort, car la poste fonctionnait comme si de rien n'était.
Le quatorze août dans la journée, le bruit couru que nous allions être transférés en Allemagne dans les quarante-huit heures.
Effectivement, au rassemblement du soir, l'ordre était arrivé que le lendemain matin quinze août nous devions embarquer avec trois jours de vivres à la gare de Nancy.
Tout indiquait que nous devions atterrir à bonne distance de la frontière, les officiers d'active ou de réserve étant considérés comme des évadés potentiels. Disons-le tout de suite, les deux cent cinquante officiers du Camp se retrouvèrent trois jours plus tard à l'Oflag XVII A à Spital-sur-Drave à la frontière de l'Autriche et de la Yougoslavie.
Dans la nuit, veille du départ, force lettres furent écrites aux familles pour leur indiquer ce changement de situation et elles arrivèrent promptement à destination, comme la suite le prouvera.
D'après mes prévisions, la guerre devait durer encore au moins quatre ans et dès la première minute de ma capture, j'avais décidé de retrouver la liberté et c'est lors de ma première tentative que j'avais rencontré mon frère si mal en point que je me faisais muter à son camp, sans pour autant abandonner l'idée de fuir. Echec total jusqu'au départ pour cette destination inconnue.
A la gare, le train était composé d'une vingtaine de très vieux wagons en bois, où huit cents officiers prirent place.
Le train s'ébranla à neuf heures, après des appels, des listes et des comptages de nos gardes-chiourmes, d'ailleurs aimables et même prévenants.
Peut-être le fait que le quinze août est une fête nationale pour eux y était pour quelque chose.
Après bien de petites péripéties qui émaillèrent notre voyage, à six heures de l'après-midi, par un temps merveilleux je me laissais tomber sous le train et j'étais enfin libre !
Trois jours plus tard, j'étais à Metz et causait une belle frayeur à mon futur beau-père en entrant dans son magasin en pleine ville, sur la vitrine duquel était affiché que toute aide à un officier évadé méritait la prison sinon la mort, mais sa fille, ma jeune fiancée, m'accueillit avec beaucoup plus de plaisir, elle qui me croyait en route pour l'extrême Est I
Une heure plus tard, je repartais pour un faubourg où je savais être bien reçu et caché, le fermier étant de mes connaissances.
Le lendemain était un dimanche et j'ouvrais, sans le savoir, la fameuse route de l'évasion que tant d'officiers ont suivi derrière moi, et qui était celle de ces patriotes lorrains, qui de relais en relais nous ont guidé au péril de leur vie et dont la plupart n'ont pas vu le jour de la victoire, fusillés impitoyablement à mesure que dénoncés ou trahis.
Le lundi, j'étais en fin de matinée au château de Ville-au Val, qui était au Comte Berthe de Pomery, ce lieutenant de mon régiment qui m'avait amené sept prisonniers allemands qu'il avait fait quatre jours avant l'Armistice. Habillé en paysan, depuis Metz, je m'étais couché dans l'étable ayant constaté que le château était occupé par des officiers allemands. Mon ami m'ayant trouvé à midi, me fit passer par des couloirs secrets dans ses appartements et durant les trois jours où je me refis des forces, les occupants ne connurent jamais ma présence.
Un matin, je repartis toujours à pied pour la Colline de Sion, de l'autre côté de Nancy, où j'avais laissé au monastère mon cheval et mes selles, armes et autres bagages.
Reçu avec beaucoup d'amitié par le Père Abbé, je retrouvais mon cheval 'le Givre' en pleine forme, monté qu'il était chaque jour par un moine ancien cuirassier.
Le lendemain matin, habillé de pied en cape en prêtre avec soutane, rabat et chapeau à larges bords, je prenais le train pour Nancy et Paris, où j'arrivais sans encombre, malgré trois contrôles en cours de route.
De Paris-Est, au tout petit jour, je passais à Saint-Lazare et Bois-Colombes, où j'habitais depuis quinze ans. Il faisait encore nuit quand j'étais à l'entrée de la villa de charmantes amies d'enfance. A mon coup de sonnette, dans le noir, ces demoiselles me demandèrent qui j'étais et comme je me nommais, il me fut répondu de passer mon chemin étant donné que j'étais en Allemagne I Entré quand même, ce fut le retour triomphal et une merveilleuse surprise et une franche rigolade de me voir si bien habillé I
Quinze jours ou trois semaines plus tard et sans avoir pu revoir mes parents qui étalent en Bretagne, 11 me fallut bien rejoindre la -zone
Pour rendre service à une amie très chère, et n'ayant rien à perdre, j'emportais avec moi sept millions de francs en liquide et pour cent cinquante millions en chèques sur diverses banques du Midi. Mon passage était organisé à la minute près. Train jusqu'à Mennetou-sur-Cher, hôtel et au tout petit matin, franchissement du Cher sur une barque dans le brouillard, avant le passage de la patrouille allemande.
De l'autre côté, une voiture attendait sur la route où se trouvait la secrétaire du grand patron à qui étaient destinés les fonds.
A Châteauroux, séparation en face de la Gendarmerie, où je me faisais connaitre et où j'apprenais que le PC du Service Vétérinaire était à Clermont-Ferrand.
Nous étions un dimanche et le Service en question ne répondait pas. Il me fut indiqué un train du soir qui devait arriver le lendemain à Clermont avec changement à Gannat.
Vers une heure de la nuit, en gare de Gannat, il commençait à faire frisquet, j'entrais dans ce qui était supposé être le Café de la Gare. Déjà, le train avait roulé toutes lumières éteintes, par crainte, ai-je appris avec stupeur, des avions anglais, moi qui croyais que l'Allemagne vainqueur dominait toute l'Europe Le Café était parfaitement obscur sauf un lumignon au-dessus de ce qui pouvait ressembler à un bar. Au milieu, une longue table avec un banc de chaque côté. Un consommateur me laissa une place vers le milieu. Je commandais un café. De l'autre côté de la table, un assez grand gaillard vint s'asseoir juste en face de moi, à un mouvement qu'il fit en se tournant vers la lumière, je reconnus mon cousin germain Jean Le Duc, que je croyais disparu lors de la Bataille de Dunkerque ! J'allongeais ma jambe et lui touchais un soulier en l'appelant par son nom. Il me dévisagea longuement et ouvrit de grands yeux. Je mis un doigt sur mes lèvres pour lui indiquer de ne rien manifester, car j'avais appris à la Gendarmerie de Châteauroux que des collabos pistaient les officiers évadés pour essayer de les récupérer au profit de l'ennemi.
Nos cafés bus, nous sortîmes et Jean me dit qu'il me croyait en Allemagne et moi que je le croyais disparu I
Au matin, nous nous retrouvâmes chez les parents de la fiancée de Jean à Chamalières, où pendant un mois je reçus l'accueil le plus chaleureux, le plus familial qu'on puisse rêver. Monsieur Lefèvre était le maître-sellier du 5ème Régiment de Cuirassiers (le Royal Pologne) où mon cousin Jean m'avait fait monter dans les bois de Cergy à Pontoise avant que le Régiment soit envoyé à Strasbourg.
Après ma présentation au Colonel Directeur du Service Vétérinaire, celui-ci m'accorda un mois de permission. Je passais le plus clair de mon temps à voir travailler mon hôte qui avait pu emporter tout ce qu'il fallait pour ce faire et je ne me lassais pas de voir le merveilleux ouvrage qu'il pouvait accomplir en matière de sellerie, sans oublier la bonne chère que nous préparait la Maman d'Yvonne, fiancée de Jean.
Nous ne nous sommes pas lâchés Jean et moi. Nous sommes allés ensemble à Lourdes remercier la Bonne Sainte Vierge de notre heureux sort et lui est resté à Tarbes où il devait préparer son entrée dans le corps des officiers de cavalerie, Tarbes remplaçant Saumur, désormais en zône occupée, et moi partant pour le Maroc et le commencement d'une carrière terriblement mouvementée et finalement peu brillante.
Le 'HASARD": combien de chances sur des milliers, quand tant de gens, en ces temps troublés, se déplaçaient dans toutes les parties de la France, de la Belgique et de Hollande, voir d'Espagne pour qu'un évadé et un disparu soient assis une nuit l'un en face de l'autre d'une table dans la nuit quelque part en France ?
Combien de chances pour que, dans ce train bondé qui me ramenait de Tarbes vers Clermont-Ferrand via Narbonne, je me trouve littéralement coincé entre Jules Berry, celui des 'vignes du Seigneur et une ravissante blonde qu'il serrait de près et qui était, me semble-t-il, Odette Joyeux ?
Le 'hasard', je l'ai rencontré tout au long de ma vie, mais jamais comme cette nuit à la gare de GANNAT I